A la croisée des mondes, à l’interstice des stigmates béants d’un passé industriel révolu et des espaces de liberté partagée et de découverte que représentent les Calanques…Port-Miou/Port Mior, interface patrimoniale, propose un itinéraire initiatique où s’enchevêtrent et s’imbriquent, pour le meilleur, l’histoire naturelle, l’histoire des hommes, de la pierre, du travail et, au-delà, de la Méditerranée. Terre de légendes toujours vivaces, terre de fractures, telluriques, imaginaires fantasmées, terreau fertile pour les mythologies à venir, la Calanque de Port-Miou est un véritable El Dorado. A la fois havre salvateur depuis les confins de l’antiquité et porte d’entrée sanctifiée du massif des calanques, elle a su cristalliser, au fils des millénaires, dans les strates de son gâteau napolitain, la mémoire des usages autochtones, des sacrifices et de la joie de vivre du peuple calanquais.
Tombé en pamoison pour le ruban des eaux claires de la Calanque, Marc Boucherot a échoué son esquif, le Al-Dourado à Port-Miou, après avoir écumé les points chauds de la Planète, de La Havane à Canton, de Bakou à Beyrouth en passant par l’Amazonie ou la frontière Mexicaine. L’artiste marseillais articule son travail sur l’immersion totale et s’attache avec passion aux lieux et aux hommes comme une arapède à un rocher battu par les flots. Pionnier de l’inventaire du réel, esthète azimuté de l’aventure humaine, Marc Boucherot se donne pour cap de valoriser les traces immatérielles et inconscientes en favorisant la collecte des expériences vécues par les hommes et en mettant sur un piédestal les pratiques, les figures et les lieux. Après un travail encyclopédique quasi-naturaliste de recueil documentaire, Marc Boucherot s’installe et scrute chaque seconde les contours et la profondeur de sa zone d’intervention, mais surtout des personnages qui le composent, interagissent. Une relation de l’ordre de l’intime qui représentera alors l’essence même du projet de l’artiste : mettre en évidence la beauté des communautés humaines, du travail, avec pour leitmotiv, de créer d’après ce qu’il observe de la société contemporaine et d’associer les individus ordinaires, les non-publics à son engagement. Ici, dans la Calanque de Port-Miou, Marc Boucherot travaillera en premier lieu sur les traces mémorielles du passé industriel qui en a pour toujours transformer le faciès austère. Témoin d’un El-Dorado industriel, d’un âge d’or du Travail et de la richesse d’un patrimoine naturel, véritable Eden. L’artiste utilisera de nombreux supports pour retranscrire son expérience sensible de ce pays de cocagne : installations in-situ, reportage photographique, valorisations des éléments de patrimoine ensevelis, projections, création et détournement d’objets…
Les collaborateurs scientifiques : En naturaliste averti et expert du vivant sur le territoire calanquais, Gilles Panzani, directeur de la capitainerie de Port Miou accompagnera le projet de Marc Boucherot. En autochtone et esthète, Rudy Ricciotti, qui suit depuis plus de 30 ans le travail de Marc Boucherot, a répondu à l’appel du clairon. Il associera aussi son expertise et sa connaissance parfaite du territoire et de son patrimoine industriel. Cette collaboration inédite entre un artiste local, une capitainerie, un territoire, une expertise savante combinant connaissance du milieu naturel calanquais et de l’histoire locale donne à ce projet artistique une dimension transversale et véritablement pluridisciplinaire.
C’est dans ce paradis blanc au riche patrimoine industriel, naturel et culturel que l’artiste a amarré son vieux thonier ‘Aldorado’ le 31 décembre 2021. L’artiste qui a l’habitude de sortir des cadres institutionnels de l’art contemporain et de travailler hors-champs voit en Port Miou un terrain de jeu rêvé.
D’abord parce que la capitainerie de cette zone de mouillage est dirigée par Gilles Panzani, naturaliste autodidacte et anthropologue de formation. Cassidain pur jus, le verbe haut et généreux, l’artiste voit vite en lui un partenaire et un interlocuteur idéal.
Autre raison : la capitainerie et son château ne sont pas encore tout à fait situés sur la carte des institutions à vocation artistique ou culturelle de la région. Tout est à faire et les lieux potentiels d’exposition ne manquent pas (le Château, l’Orangeraie, la Chapelle, le front de taille, la zone du terrain vague qui sert d’entrée au Parc des calanques, les vestiges industriels, trémies…). Port Miou semble s’inscrire dans la tradition européenne des ‘Museum in Progress’, ces espaces intermédiaires et expérimentaux si propices à l’invention et la participation.
A partir de ses travaux à Marseille, au Brésil, au Maroc et surtout en Chine, Marc Boucherot a toujours cherché à dénoncer- non sans humour et poésie – les entreprises de planification autoritaire qui finissent par appauvrir et étouffer le monde physique, naturel et social. Pourquoi, malgré des intentions parfois sincères et orientées vers le bien-être de leurs populations et de la nature, les États modernes les ont-ils si souvent malmenées ? Pourquoi, malgré les moyens colossaux mis en œuvre dans le domaine de la protection de l’environnement et de la culture, les grands projets de développement ont-ils si tragiquement échoué et ravagé l’environnement ? Dans cette recherche artistique foisonnante, Marc Boucherot propose de démonter les logiques au fondement de ces projets poussant à toujours plus de lisibilité et de contrôle sur la nature et les sociétés humaines. En appuyant leur pouvoir sur des formes de classification, de standardisation et d’abstraction, la plupart des grands projets éco-artistiques (ex : projet chinois de Nanlin, projet de transformation du Panier à Marseille…) tendent tous à négliger les mécanismes et les processus informels d’ajustement pourtant essentiels à la préservation d’ordres sociaux et écologiques viables. Ils échouent aussi car ils marginalisent (ou folklorisent) les savoirs locaux de celles et ceux qu’ils ciblent.
A l’encontre de ces approches surplombantes, Marc Boucherot propose un projet d’immersion dans lequel il entend enregistrer à sa manière le rôle de formes de savoirs et d’art plus modestes propres à Port Miou, étroitement liées à l’expérience pratique et davantage capables d’adaptation au gré des circonstances. Port Miou est non seulement l’une des principales voies d’accès au Parc National des Calanques, particulière du fait de sa proximité avec les espaces urbains de Cassis et Marseille, c’est aussi et surtout un site en perpétuelle transition. Ces espaces naturels, autrefois marqués par des activités de subsistance et des lieux de cultes a connu au XIXe siècle une période industrielle polluante. Cette période qui s’achève dans les années 80, est suivie, avec le développement des loisirs, par des acquisitions foncières privées puis publiques et des régimes de protection, laissant au territoire une évolution naturelle assez complexe. Ce processus a conduit à une superposition fascinante de traces, d’histoires et de relations à un territoire fortement approprié par l’homme pour le meilleur et pour le pire.
Tous les mots qui disent l’archive ou l’archéologie moderne nous tendent des pièges. Sources, fonds, dépôts : cet imaginaire aquatique et sédimentaire de l’archivage risque de nous faire croire que le passé se dépose de lui-même. En réalité, cela ne se passe pas ainsi : il y a des archives dès lors que quelqu’un, quelque part et à un moment donné, décide d’archiver des vestiges, c’est-à-dire de détruire beaucoup pour conserver un peu. L’appellation de « dépôt d’archives » ne devient alors intelligible que si on la dépouille de sa fausse naturalité pour la rendre à la dignité humaine d’un acte volontaire. L’expression « dépôt d’archives » convient particulièrement au travail à peine entamé par Marc Boucherot et Gilles Panzani à Port-Miou. C’est en effet au cours de plusieurs nettoyages annuels que l’équipe de la Capitainerie a accumulé un nombre important de vestiges et d’objets industriels témoins de l’ancienne activité d’extraction de la Calanque-entreprise Solvay (Machines-outils plus ou moins ensevelies, manège et wagons servant au transport, barres à mines, anneaux utilisés par les bateaux pour le transport de la roche, fragments de trémies, vestiges du déversoir). Une barge gigantesque nettoie actuellement les fonds de la Calanque et excave quasiment tous les jours des artefacts spectaculaires.
Ces objets pour la plupart entreposés aux abords et à l’intérieur du Château sont appelés à être détruits. C’est en partie pour conserver ce patrimoine industriel du territoire calanquais que Gilles Panzani et Marc Boucherot ont commencé en mars 2022 un véritable travail d’archéologie moderne à la fois sur terre et en mer. Ils ont ensemble entamé un travail de repérage, de collecte, de documentation et de sélection du matériel. Ce « Dépôt des archives » de Port-Miou donne alors une autre musique, lente et solennelle, où l’on entend à la fois le retrait et l’offrande.
Avec le projet « Port Mior » Il s’agit non pas de créer un écomusée simple pourvoyeur de nostalgie. L’idée et la position éthique sont ici très simples : plutôt que détruire ou escamoter ce passé industriel-dont on sait qu’il a été à la fois fournisseur d’emplois dans la région pendant presque 80 ans et très polluant- Marc Boucherot propose de le regarder en face, et de faire de chaque objet une sorte de mémorial ouvert à l’interprétation. Il s’agit en d’autres termes « de mettre en forme » l’archive pour en faire un passé porteur d’avenir et de nouvelles mythologies. Voici pourquoi c’est sans doute un mot cher à Marc Boucherot qui peut le mieux désigner cette mise en forme : celui d’architecture. L’enjeu de l’archive réside bien ici dans l’invention d’une architecture de la mémoire, qui en restitue le tempo et la topographie. Pour en produire la description la plus juste possible, sans doute doit-on évoquer la manière dont notre collaborateur Gilles Panzani définit lui-même la mémoire de Port-Miou : elle est, dit-il, « ce qui finit un jour par refaire surface ».
Refaire surface – voici assurément l’expression d’un projet indissociablement poétique et politique, qui s’inscrit ici sur la surface sensible des objets sélectionnés et revisités par Marc Boucherot. Il convient donc d’entendre la charge utopique de cette expression : si la mémoire refait surface, c’est pour étaler devant nos yeux le champ des possibles. L’étaler au loin, l’étoiler au mieux, afin que cette archivistique visuelle exprime aussi une forme d’idéal. Car c’est bien en re-matérialisant la mémoire industrielle de Port-Miou qu’on peut la re-politiser et, partant, la revivifier, c’est-à-dire l’arracher à la pulsion de mort et d’amnésie.
Pour rendre ces monuments plus visibles que visibles, Marc Boucherot propose de les magnifier en recouvrant les outils et les machines les plus spectaculaires d’une peinture or biodégradable. Boucherot entend se servir de ces vestiges et du choix de l’or comme « d’une opportunité de clarté. ». Le choix de cette couleur est le fruit d’un travail d’expérimentation avec des ingénieurs et des architectes afin d’obtenir une couleur efficace visuellement et respectueuse de l’environnement naturel. Le choix de cette monochromie or ne vise ni le kitsch, ni la rénovation cosmétique pimpante. A Port-Miou, le soleil tape et il tape fort. L’or est ici la seule couleur capable de jouer efficacement avec cette lumière aveuglante et de transformer nos nerfs optiques en câbles électriques. Mais l’or n’est pas seulement affaire de scintillement qui ferait briller, miroiter les vieilles promesses du bonheur moderne. Elle est aussi affaire d’accentuation psychologique. L’or charge l’effet, il surajoute, il dilate la perception, il démultiplie le jeu mental avec le référent réel rendu plus visible que visible, plus beau que beau. L’or, c’est la couleur de l’activisme divin et du baroque, d’essence transcendantale elle est aussi la plus politique des couleurs.
Ce choix chromatique permet aussi une interprétation ouverte et non dogmatique. Certains pourront y voir une célébration d’un âge d’or du travail à un moment où celui-ci semble s’éteindre. Le travail ici conçu non comme une opération de production mais comme activité où le sujet engage sa force et sa compétence au profit d’un seul projet : la survie. D’autres pourront y voir un propos en rapport avec la question du salut : le monde, il faut à tout prix le sauver si nous voulons pouvoir y vivre et nous, de même, y être sauvés. Or ce salut, seule l’activité́ humaine le permet en dépit de ce paradoxe qui veut qu’activer peut abîmer le monde, autant que le rédimer. D’autres enfin, plus cyniques, pourront y voir « une mise en lumière » de la responsabilité humaine dans ce ratage collectif qu’est l’anthropocène.
Les objets feront l’objet d’une exposition à ciel ouvert et d’un parcours initiatique, esthétique et poétique au cœur de l’histoire industrielle et de la mémoire de la Calanque.
La figure et le cœur sont le moteur et la bataille du travail de Marc Boucherot. Le visage découvert, Il avance sans gants, sans agent, avec la conviction des justes : son dieu est son œuvre, ses performances se font apôtres, qui l’aime le suit, droit devant, sourire au point, en avant ! garde insolent !
Le site de Port Miou, antique calanque placidement meurtrie, l’a choisi. En retour, Boucherot l’a entendu.
Il a entendu les voix d’une industrie périmée siffler les chants de sueur et de bagne en ricochets. Alors il s’est mis au travail, en fédérant des alliés, une équipe pour marquer et, pour exhumer les valeurs effritées du labeur, a recouvert d’or ces vestiges impurs, ces échos de l’effort, rouillés par la honte de l’indifférence et la paresse de l’âme.
Révéler le trésor en flibustier de l’art est particulièrement délectable. Marc Boucherot n’est ni mineur ni charbonneur, il est un artiste radical et libre, un artiste en or massif !
Cassis, le 29 septembre 2022
Myriam Boisaubert
Grand prix de formules magiques